Smart City : une ville numérique à quel prix ?
La Ville de Pontarlier envisage de s’engager dans une démarche de développement d’une « smart city » pour rendre le territoire plus écologique et « intelligent ». Qu’est-ce qui se cache derrière cet anglicisme vendeur qui promet d’améliorer les villes grâce au numérique ?
La population urbaine ne cesse de croître à travers le monde et les enjeux écologiques et sanitaires actuels nécessitent d’imaginer quelle trajectoire prendra cette évolution à l’avenir. Les domaines entrant en ligne de compte sont autant la sécurité, les transports, la santé ou encore l’énergie, en somme tout ce qui fait le quotidien d’un.e citoyen.ne à l’heure actuelle. Le concept de smart city – « ville intelligente » en français – propose de les décliner aux couleurs de l’écologie, de l’inclusivité et de l’efficacité grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) et ainsi de répondre aux enjeux de demain à l’aide des outils issus de la quatrième révolution numérique. Les promesses sont alléchantes : refonte des outils de citoyenneté pour davantage de démocratie participative, économies d’énergie grâce à l’analyse des données en temps réel des utilisateur.ices, collaborations avec des acteurs privés innovants afin d’améliorer la résilience et la cohésion de notre territoire ou encore optimisation des services publics via une mise en ligne des procédures administratives. Chaque projet de smart city propose de s’adapter aux besoins et aux spécificités des territoires et en cela la ville intelligente n’a pas de contours définis. La preuve en est la multitude de villes qui se sont autoproclamées « smart city » – Barcelone, Singapour, Lyon, Zurich, Nantes – et se distinguent différemment dans l’application concrète de ce concept. De la même manière, des projets similaires ont pu être menés à bien par d’autres villes sans que ces dernières ne se revendiquent smart cities ; après tout, les nouvelles technologies n’ont pas attendu l’apparition de ce concept pour s’imposer dans notre quotidien. 5G, électroménager connecté, internet des objets (IoT), vente et conférences en ligne, intelligence artificielle, capteurs et processus de récolte, de stockage et d’analyse de nos données : le numérique a déjà su faire parler de lui pour le meilleur et pour le pire.
Pour le meilleur, car il abolit les distances, permet une diffusion plus large et plus rapide des informations et des savoirs, rend plus précises certaines infrastructures privées et publiques et induit des économies d’énergie, de coût ou de main d’oeuvre… pour le pire car son impact sur l’environnement est en hausse constante du fait de la hausse exponentielle des usages, les conséquences sociales de déshumanisation et d’isolement derrière des écrans sont déjà visibles, la perte de contrôle sur l’utilisation de nos données menace sérieusement nos libertés en tant qu’individus et la privatisation de certains services engendrée pose déjà des problèmes inédits au sein de l’espace public. En effet, le numérique est responsable de 3,5 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, un chiffre en constante augmentation (voir le rapport du Shift Project), car il ne faut pas oublier le coût social et environnemental de la production et du recyclage des objets numériques. Quand des innovations telles que la 5G promettent des économies d’énergie lors de l’utilisation, elles provoquent en parallèle l’obsolescence de tous les appareils dépendants des technologies antérieures et créent une offre qui n’efface pas les anciens usages, mais en suscite de nouveaux. C’est l’effet rebond : même si la nouvelle technologie est plus économe en énergie, ces économies sont compensées par une augmentation de la consommation. La smart city, sous couvert de développement durable, induit une multiplication des objets connectés, capteurs, plateformes numériques qui demandent métaux rares, ressources premières et énergie pour être produits et provoquent la mise au rebut des anciens équipements. Enfin, un flou inquiétant règne encore sur les risques pour la santé de cette multiplication de sources d’ondes dans notre environnement immédiat. Concernant les impacts sociaux du numérique, le confinement nous a permis de réaliser à quel point le contact humain était vital, que ce soit pour discuter, apprendre, enseigner ou se renseigner. La généralisation du numérique entraînerait l’isolement de populations peu habituées ou peu enclines à passer par ce biais et risque de déshumaniser commerces et structures publiques si employé.es et fonctionnaires devaient voir leur amabilité remplacée par des écrans : des emplois supprimés et un service amoindri pour l’usager.e. Pour ce qui est de l’open data (« données ouvertes ») et des smart grid (« réseaux intelligents ») envisagés par la smart city, les élu.es visent uneoptimisation des services publics sans parfois remarquer la pente glissante vers le non respect des libertés individuelles dès lors que des entreprises leur proposent d’utiliser à bon escient les données collectées. Les élu.es doivent alors s’engager sur la collecte, le stockage, l’analyse des données des citoyen.nes qu’ils et elles représentent, souvent sans mesurer les écueils en matière de sécurité et de protection des données. Outre l’énergie dépensée dans leur stockage, ces données représentent l’identité de chacun.e et un enjeu financier à l’heure du libéralisme mondialisé. Dans ce domaine, les entreprises privées ne sont pas des conseillères objectives puisqu’animées par leur intérêt personnel, ce qui nous amène finalement aux risques induits par la privatisation de l’espace public si la Ville décide de faire appel à des acteur.ices privé.es pour mettre en place la smart city de demain. Une fois privatisé, il n’est pas rare que cet espace échappe aux mains des politiques publiques, garantes de la défense de l’intérêt des citoyen.nes dans leur ensemble.
Ainsi donc, la « ville intelligente » présente des travers qu’il convient d’avoir à l’esprit dès lors que l’on envisage de s’engager dans une telle démarche. Si certains objectifs sont à garder, il n’est pas forcément utile de chercher à se définir « smart city » pour les atteindre, évitant ainsi de se laisser emporté par un courant numérique novateur et prometteur qui charrie avec lui des réalités qui ne se révèleront trop souvent qu’une fois les projets installés.
Certes, certains outils de la smart city sont pertinents ; Pontarlier est d’ailleurs déjà une ville intelligente ! Les camions-poubelles ont été équipés de capteurs qui détectent les fuites d’eau lors de leur tournée et permettent d’intervenir rapidement. L’application Tellmycity, récemment lancée, permet aux Pontissalien.nes de remonter directement à la municipalité leurs remarques et demandes : un bel outil de démocratie participative !
Il s’agit donc, non pas de rejeter le numérique en bloc, mais de réfléchir à sa pertinence pour en tirer le meilleur tout en évitant le pire. Tout comme la vraie réponse au défi climatique est une réduction de la consommation d’énergie et non un développement durable de sources renouvelables d’énergie, l’avenir du numérique se doit d’être sobre pour ne pas se laisser dépasser par la surenchère actuelle d’offre et donc de consommation. La smart city n’est donc pas un horizon souhaitable telle qu’envisagée aujourd’hui. Et pourtant, certains de ces objectifs sont valables et des villes contournent déjà le leurre numérique pour opérer un virage écologique et social réellement sobre et durable.
La ville de Pontarlier saura-t-elle s’engager dans cette deuxième voie ?
No Comment